Menacés en permanence, une partie des Français musulmans choisissent de se taire face aux pressions politico-sociales. D’autres, souvent parmi les plus qualifiés, décident de quitter leur pays. Le nord de la France apparait comme un laboratoire de cette ambiance délétère par bien des aspects.
Une succession de polémiques ou de lois conduisent un certain nombre de Français musulmans à se demander s’ils ont bien leur place en France. Pour Mouloud, quarantenaire né dans le nord de la France et fonctionnaire dans cette région, « nous avons été, en quelque sorte, précurseurs avec des associations musulmanes fortes portées par des musulmans engagés. C’est pourquoi les pouvoirs publics tentent depuis quelques années de les mettre à mal ». Une « attaque systémique et structurelle », assure-t-il en égrenant la liste des institutions mises en cause : « Le lycée Averroès, la radio Pastel FM, la mosquée de Villeneuve-d’Ascq. Le préfet et la région ont redoublé leurs efforts pour les empêcher d’exister. »
Ainsi, les dirigeants de la mosquée de Villeneuve-d’Ascq ont été poursuivis pour abus de confiance, avant d’être finalement relaxés mi-mars. « Le tribunal a estimé qu’il ne ressortait aucun élément de radicalisation », a déclaré le président du tribunal.
De son côté, depuis 2017, la radio Pastel FM à Roubaix s’est vue amputer des subventions de la Région qui l’accuse de prosélytisme religieux. Pourtant, dans son arrêt rendu le 14 mars dernier, la Cour d’appel de Douai a tranché en faveur de la radio, faute d’éléments probants. Le conseil régional, présidé par Xavier Bertrand (Les Républicains) a, depuis, annoncé sa volonté de se pourvoir en cassation.
Dernier exemple local cité : le lycée Averroès. Orient XXI a exposé, en février, les conditions de l’annulation de son contrat le liant à l’État. Et Mouloud de s’interroger :
Si ce n’est pas une attaque organisée en règle contre les musulmans, de quoi s’agit-il alors ? Il y a un climat délétère pour nous, Français musulmans issus de l’immigration, et ce, depuis de nombreuses années. Cela en devient étouffant.
Il décrit l’autocensure à laquelle il s’astreint sur la guerre en Palestine. Faisant allusion à Jean-Paul Delescaut, secrétaire départemental de la CGT Nord, condamné le 18 avril à une peine d’un an d’emprisonnement avec sursis par le tribunal correctionnel de Lille pour apologie du terrorisme, il précise :
Ce serait suicidaire de s’exprimer publiquement sur la situation en Palestine. Quand on voit ce qu’ils sont capables de faire à un Blanc non musulman qui a osé faire un rappel historique de l’occupation illégale, imaginez ce qu’ils pourraient faire à un bronzé comme moi.
En tant que fonctionnaire, il s’interdit toute discussion sur le conflit. « Si je le fais, je dois donner une version "officielle" qui plaît, donc je m’autocensure pour ne pas me retrouver dans un charter ».
Il en est convaincu : « Pour nous (arabo-musulmans), il n’y a aucune nuance possible. Si l’on s’émeut de la situation en Palestine, on nous taxe de soutenir le Hamas. Et les conséquences de mise à mort sociale, juridique et professionnelle sont immédiates ».
RACISME DÉCOMPLEXÉ ET ISLAMOPHOBIE
Alors Mouloud s’investit ailleurs. « Je participe à des manifestations et au boycott des produits venant d’Israël. J’informe mes enfants et c’est ça le plus important pour moi. Peu importe si je dois baisser la tête au boulot ». Néanmoins, pour lui, l’autocensure ne se limite pas à la question palestinienne. Il pointe un climat général qui tendrait à réduire au silence tout ce qui aurait trait à la culture arabo-musulmane.
Il raconte :
Sur le plan politique, la libération de la parole islamophobe est prégnante, que ce soit chez les politiques ou dans les médias. En réalité, on n’en est plus au stade de la parole, dans les actes aussi ça se ressent.
Il faut dire que dans le Nord, l’affaire du lycée Averroès a beaucoup marqué les esprits, en raison de son caractère injuste et disproportionné. Surtout lorsque la comparaison est faite avec le lycée catholique Stanislas à Paris, dont les manquements à la laïcité ont été démontrés. Cela indigne Madjid, 42 ans, conseiller en insertion professionnelle qui, comme Mouloud, tient à garder l’anonymat : « Ils ont voulu faire un exemple et mettre au pas les bougnoules. Averroès c’était un modèle qui marchait bien et ça posait problème. Pour moi, il y a un racisme totalement décomplexé dans ce genre d’attaques ».
Pour Mohamed, 63 ans, conseiller à l’emploi à Lille, cette affaire est la goutte de trop :
Je suis de culture musulmane mais je ne suis pas la meilleure âme sur le plan religieux. Quand je vois ce genre d’attaques injustes se répéter, ça me révolte. C’est ce genre d’injustice qui me pousse à prendre fait et cause pour les jeunes filles voilées, alors qu’il y a quelques années, j’avais une position radicalement différente sur la question.
La circulaire Castaner en 2019provoque chez lui « une prise de conscience ». « Sous couvert des signes ostentatoires de religion, tout le monde a en fait compris qu’il s’agissait d’une chasse aux musulmans », tranche-t-il. Alors à « sa grande surprise », il se voit soutenir financièrement le lycée Averroès.
Né en France, il a l’impression de suffoquer de plus en plus. « Même si je ne mets pas tous les Français dans le même sac, il y a une sorte de haro sur les Arabes et/ou les musulmans surtout dans certains médias ».
Il craint, entre autres, les clichés et la déformation de ses propos. « Si je dis réellement ce que je pense, je suis sûr de choquer certains collègues qui vont vite faire l’amalgame : "c’est un arabe musulman, forcément il est avec les terroristes puisqu’eux-aussi, ce sont des arabes" ». Il préfère donc se taire. « Je suis dégoûté de cette situation. Jamais je n’aurais pensé être obligé de travestir ma pensée en France. Je vois déjà certains dire : "retourne dans ton bled". Mais mon bled, c’est en France ».
À 30 ans, Tarik, chercheur en sciences politiques a déjà vécu dans d’autres pays. Il ne s’est jamais senti « aussi pleinement français qu’en dehors de la France ». Cependant, il en est convaincu : « Je sais pertinemment que je ne serai jamais membre de la communauté nationale en France. J’ai grandi dans une culture à la fois arabe et très occidentale dans sa manière de vivre. Pourtant, je serai toujours un indigène, un étranger aux yeux de certains ».
La dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) a été parfois évoquée avec au fond cette idée : on ne peut même plus s’organiser pour lutter contre les discriminations.
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